16

 

Le colonel Jenkins et ses hommes bloquant la sortie, on s’est débrouillés autrement. Il y avait une porte latérale indiquée par un panonceau lumineux. Plongeant par-là, nous nous sommes retrouvés devant le grand magasin JCPenney.

— Attends ! ai-je lancé à Sean qui s’apprêtait à déguerpir.

J’avais eu la présence d’esprit de prendre avec moi la serviette sur laquelle j’avais écrit l’adresse d’Ernest-Pyle et les noms de Goodheart et Abramowitz. Attrapant le gamin par le collet, j’ai fourré le papier dans la poche avant de son jean. Il a paru surpris.

— Et maintenant, dégage ! ai-je ajouté en le poussant.

Nous nous sommes séparés. Sans se concerter ni rien. Instinctivement. Sean a foncé en direction de la boutique de photos, j’ai piqué un sprint vers les escalators.

 

Lorsque j’avais entamé ma croisade destinée à défendre Douglas, à l’école primaire, époque où j’étais encore novice en batailles rangées, mon père m’avait prise un jour à part pour me filer quelques tuyaux. Un de ses conseils les plus judicieux – en dehors de la façon de frapper – a été de m’apprendre que, si je me retrouvais en situation d’infériorité, la meilleure solution était encore de décamper. Et toujours vers le point le plus bas. Jamais au grand jamais, m’avait-il dit, je ne devais grimper une colline, un escalier, n’importe quoi, lors d’une course-poursuite. Parce que, si le gibier monte et que les chasseurs bloquent la seule issue disponible, le gibier n’a plus d’autre échappatoire que de sauter.

En même temps, je devais penser à Sean. C’était le plus important. À cause de moi, des mecs armés nous couraient aux basques, nom d’un chien ! Pas question que je leur permette de coincer un petit gars de douze ans qui, par-dessus le marché, ne se retrouvait embringué dans ce micmac que par ma faute. J’étais parfaitement consciente que, à la fin, il faudrait que je me laisse attraper. En attendant, à moi de m’arranger pour que la cavalcade dure le plus longtemps possible, afin de donner à Sean un maximum de chances de se carapater. Pour cela, j’allais être obligée de provoquer ma deuxième diversion de la journée.

Je me suis donc ruée sur les escalators, direction le deuxième niveau.

Et, ma foi, ils m’ont suivie comme un seul homme !

C’était encore l’heure du déjeuner, si bien que, le coin restauration mis à part, le centre commercial était relativement désert. J’ai réussi à zigzaguer comme une reine entre le peu de clients qui traînaient dans les parages. Les soldats qui me donnaient la chasse n’étaient pas aussi agiles. J’ai entendu des gens pousser des cris d’orfraie en tentant de s’écarter du chemin, et des objets dégringoler de toutes parts, comme ce stand appelé L’Arbre à bijoux, que j’avais pourtant évité avec maestria, qui s’est fracassé par terre quand les bidasses l’ont heurté de plein fouet.

Je n’étais pas assez bête pour m’engouffrer dans une des boutiques, car ç’aurait été un jeu d’enfant pour ces types de me coincer comme un lapin. Je m’en suis par conséquent tenue au couloir principal, qui était idéalement parsemé d’un tas d’obstacles – une grande fontaine, des marchands de gâteaux et (le pied ! ) un immense diaporama itinérant qui exposait des dinosaures robotisés à taille réelle, sans doute dans le but d’enseigner aux gamins et à leurs parents quelques rudiments sur la préhistoire.

Je ne plaisante pas. Bon, d’accord, j’exagère peut-être sur la taille réelle. La plusse grosse bête, un T-Rex, mesurait à peine six mètres de haut. Les monstres antédiluviens étaient entassés dans un endroit de trente mètres carrés à tout casser, surchargé de faux palmiers, fougères et autres machins qui poussent dans la jungle. Des haut-parleurs astucieusement déguisés en rochers dispensaient un fond sonore équatorial, piaillements de singes et chants d’oiseaux. Il y avait même, dans un coin, un volcan qui crachait de la lave de pacotille.

J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Mes poursuivants s’étaient enfin dégagés du bazar provoqué par la chute de L’Arbre à bijoux et gagnaient du terrain. Un regard par-dessus la balustrade qui dominait le rez-de-chaussée, un étage en dessous, m’a appris que Sean venait de dépasser le glacier, le colonel Jenkins à ses trousses.

— Hé ! ai-je hurlé.

Un peu partout, des têtes se sont tournées pour me dévisager, y compris celle du colonel.

— Je suis là ! ai-je plastronné. Votre nouveau dauphin. Essayez donc de m’attraper !

Comme je l’avais espéré, le colonel Jenkins a laissé tomber Sean et a mis le cap sur les escalators. Moi, naturellement, j’ai filé vers le diorama et me suis faufilée sous le cordon de velours qui empêchait l’accès à l’exposition, suivie de près par une demi-douzaine des sbires de Jenkins. Mes tennis se sont enfoncées dans le matériau marron et élastique qu’ils avaient étalé sur le sol pour imiter de la terre, et j’ai été assaillie par le vacarme de tambours papous. Apparemment, les créateurs de cette exhibition du meilleur goût ignoraient que les dinosaures avaient précédé les hommes – et les tambours – de plusieurs centaines de milliers d’années. Une plainte solitaire a résonné, que j’ai identifiée comme celle d’un paon – bizarre ! -, puis un rugissement léonin – aucun doute –, et de la vapeur s’est échappée des narines du T-Rex, six mètres au-dessus de moi.

J’ai plongé derrière deux velociraptors qui se régalaient de la carcasse sanglante d’un tigre à dents de sabre. Les militaires ne lâchaient pas prise. Aïe ! Décidant de leur en faire baver un maximum, j’ai sauté sans hésiter dans le plan d’eau peu profond censé incarner un lac d’où émergeaient à la fois le faux volcan et la gueule d’un brachiosaurus. J’avais de l’eau à mi-mollet, mes tennis et le bas de mon jean ont vite été trempés.

Ça ne m’a empêchée d’avancer.

Les hommes de Jenkins devaient estimer que ma prise ne méritait pas qu’ils se mouillent les pieds, car ils se sont arrêtés net au bord du lac artificiel.

Soyons réalistes. Tout comme eux, je savais qu’ils finiraient par me choper. En admettant que j’aie réussi à filer du centre commercial, où serais-je allée, d’ailleurs ? Chez moi ?

Hors de question.

Je n’avais cependant pas à leur faciliter la tâche. Aussi, lorsque j’ai vu qu’ils se donnaient des coups de coude entendus puis se divisaient en deux groupes de façon à cerner le lac et à m’attraper quand j’essaierais de sortir de là, j’ai fait la première chose qui m’est venue à l’esprit – j’ai escaladé le volcan.

D’accord, mes pompes étaient légèrement avachies par la flotte. Certes, le volcan n’était pas très solide et a gémi sous mon poids. Mais mettez-vous à ma place ! Il fallait bien que j’agisse, non ?

Quand je suis parvenue au sommet, c’était justement l’heure pour lui d’entrer en éruption. Debout là-haut, à environ quatre mètres cinquante du sol, j’ai toisé le monde qui s’étalait à mes pieds, enveloppée par des nuages de vapeur, tandis que la coulée de lave, du plastique vermillon éclairé par des loupiotes intérieures, se mettait à rougir. La bande-son, toujours aussi approximative, a émis un bruit de tremblement de terre, puis un grondement monstrueux a secoué la mare à canards. (Pardon ! La mare à brachiosaurus.)

— Attention ! m’a crié une vieille dame en tenue de jogging qui m’avait observée grimper.

— Ne glisse pas, avec ces tennis mouillées ! a renchéri sa copine.

Les soldats les ont toisées avec autant de dégoût que moi-même.

De mon perchoir, j’avais une vue plongeante sur le centre commercial, jusqu’au rez-de-chaussée. Six nouveaux militaires ont soudain dévalé le couloir central au triple galop. Dès qu’ils ont eu disparu, Sean a jailli des étalages de Gap et s’est carapaté comme une flèche, éclat flou bleu (jean) et brun (tifs mal teints), vers les salles de cinéma.

Il n’était pas allé bien loin, le bougre ! Une troisième diversion s’imposait. J’ai donc titubé jusqu’au cratère du volcan, et j’ai braillé :

— N’approchez pas, sinon je saute !

Les deux vieillardes en sont restées comme deux ronds de flan. Les bidasses ont pris un air encore plus écœuré. Et d’une, ils n’avaient nullement l’intention d’approcher. Et de deux, même si je mettais ma menace à exécution, ma chute ne serait pas franchement mortelle : je n’étais pas à des cimes vertigineuses.

Je persiste cependant à penser que tout cela avait l’air très dramatique. Imaginez ! Une jeune vierge (hélas) en équilibre au sommet d’un volcan. Dommage que mes cheveux aient été trop courts, et que je n’ai pas été vêtue d’une robe blanche flottante. Le jean gâchait un peu l’effet, sans doute.

À cet instant, le colonel Jenkins nous a rejoints au pas de course. Il a tendu le bras vers moi tout en enguirlandant ses hommes d’une manière qui, plus que jamais, m’a fait penser à Albright.

— Qu’est-ce qu’elle fiche là-haut ? a-t-il exigé de savoir. Allez me la chercher immédiatement.

J’ai jeté un coup d’œil en direction du multiplexe. J’apercevais Sean, planqué derrière une silhouette en carton grandeur nature d’Arnold Schwarzenegger. Des soldats fouillaient les parages en se demandant où il avait bien pu passer. Croisant les doigts pour réussir à détourner leur attention suffisamment longtemps en priant pour que le môme parvienne à se tailler, je me suis égosillée :

— Je suis sérieuse ! Si quelqu’un approche, je saute !

Bingo ! Les gars du rez-de-chaussée ont levé la tête, et Sean en a profité pour abandonner Arnold et trotter jusqu’au guichet.

— Très bien, mademoiselle Mastriani ! m’a hélée le colonel Jenkins. La plaisanterie est terminée. Descendez d’ici avant de vous blesser.

— Non.

Il a soupiré. Puis il a levé un doigt, et quatre de ses hommes sont entrés dans le lac.

— Reculez ! ai-je braillé.

En bas, Sean n’avait plus qu’à dépasser en catimini la fille qui vérifiait les tickets et il serait à l’intérieur du cinéma.

— Mademoiselle Mastriani, a repris le colonel Jenkins sur un ton qui dissimulait mal son exaspération, nous avons-vous offensée d’une façon quelconque ? Avez-vous été maltraitée depuis que votre père vous a confiée à nous ?

— Non.

Les sbires se rapprochaient.

— N’est-il pas exact, que le Dr Shifton et l’Agent Spécial Smith, ainsi que toute l’équipe de Crâne, se sont mis en quatre pour que vous soyez à l’aise ?

— Si.

En bas, la fille des billets venait d’attraper Sean par le colback. Elle lui disait quelque chose, mais je n’ai rien entendu, bien sûr.

— Dans ce cas, tâchons de rester rationnels. Rentrons à Crâne et parlons de tout ça.

La fille des tickets commençait à élever la voix. Les soldats qui me regardaient ont tourné la tête, distraits par la dispute qui se déroulait du côté des cinoches.

— Appelez la police ! ai-je lancé aux deux vieilles spectatrices. Je vais être ramenée de force à la base militaire de Crâne.

— Crâne ! s’est exclamée celle en tenue de jogging. Mais ils l’ont fermée.

— Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! a soudain beuglé le colonel Jenkins qui, apparemment, avait oublié qu’il avait un public. Descendez de là tout de suite ou je me charge de vous déloger à coups de pied dans le train !

Les deux ancêtres en ont hoqueté d’horreur. Hélas, en bas, les bidasses avaient repéré Sean. Ils se sont rués sur lui. Quant à ceux que le colonel Jenkins avait lâchés à mes trousses, ils étaient désormais au pied du volcan.

— Zut de zut ! ai-je marmonné en voyant Sean se faire coincer.

C’était fini. Fichu.

Je n’ai cependant pas renoncé à leur compliquer la vie.

— Relâchez le môme, ou je saute ! ai-je menacé.

— Non, petite ! a crié une des vieillardes.

Celles-ci avaient été rejointes par quelques lycéens venus aux nouvelles. Eux m’ont encouragée à sauter. J’ai jeté un regard dans le cœur du cratère. J’ai distingué un cercle de lino nu traversé par les montants de l’échafaudage qui soutenait le volcan. Ils arriveraient à me sortir de là. Mais ça leur prendrait du temps. Relevant la tête, j’ai constaté que les hommes du colonel Jenkins tentaient tant bien que mal d’escalader mon perchoir. Ils étaient gênés par leurs bottes mouillées qui glissaient sur la surface en plastique.

Au rez-de-chaussée, on emmenait Sean, qui vociférait en donnant des coups de pied dans tous les sens.

Déployant les bras, je me suis perchée sur la crête du volcan.

— Non ! a hurlé le colonel Jenkins.

Trop tard ! J’avais plongé.